On était au mois d’août, par les grosses chaleurs, Larry s’avançait au milieu d’une herbe luxuriante qui lui arrivait aux mollets. Un chèvrefeuille en pleine vigueur courait sur le treillis qui recouvrait la face ouest, de la maison et de grosses abeilles bourdonnaient avec indolence autour de ses fleurs blanches et parfumées. La maison avait encore de l’allure à cette époque-là, malgré l’herbe haute, et tout le monde s’accordait à dire qu’avant de devenir marteau Hubie avait construit la plus belle demeure de Salem.
A mi-chemin de la maison - à ce moment précis, la dame qui racontait l’histoire aux nouvelles venues du comité de charité prenait toujours une voix haletante -, Larry commença à sentir une odeur infecte, comme de viande pourrie. Il frappa à la porte d’entrée et n’obtint pas de réponse. Il regarda par les fentes de la porte, mais l’obscurité était totale et il ne put rien distinguer. Heureusement pour lui, il ne tenta pas d’entrer par le devant, mais fit le tour de la maison. Derrière, l’odeur était plus effroyable encore. Larry tourna le bouton de la porte, elle n’était pas fermée à clef, et il se retrouva dans la cuisine. Birdie Marsten était écroulée dans un coin, les jambes écartées, les pieds nus. Une décharge de fusil de chasse, certainement tirée à bout portant, lui avait fait éclater le crâne.
(« Des mouches », disait immanquablement Audrey Hersey, qui détaillait l’histoire avec un calme souverain. « Elles bourdonnaient de tous les côtés, se posaient... vous savez où, et reprenaient ensuite leur vol. Des mouches. »)
Larry McLeod tourna les talons et fila jusqu’à la ville. Il alla chercher Norris Varney, le chef de la police de l’époque, ainsi que trois ou quatre des habitués du magasin Crossen - c’était encore le père de Milt qui le gérait à ce moment-là. Le frère aîné d’Audrey, Jackson, fut de l’expédition. Ils montèrent jusqu’à la maison avec la Chevrolet de Norris et la camionnette des Postes de Larry.
Personne de la ville n’était jamais entré à Marsten House et ce fut une stupéfaction générale. Lorsque l’émotion soulevée par l’affaire fut un peu retombée, le Portland Telegramm publia un grand article là-dessus. Cette maison était remplie d’un incroyable amoncellement d’objets hétéroclites et hors d’usage ; d’étroits passages serpentaient au milieu de piles de journaux jaunis et de livres rongés par les rats. Les œuvres complètes de Dickens, de Scott et de Mariatt étaient entassées dans un coin et disparaissaient sous la poussière. Les livres avaient été immédiatement récupérés par la bibliothécaire (celle qui avait précédé Loretta Starcher) et se trouvaient encore aujourd’hui à la bibliothèque municipale.
Jackson Hersey ramassa un Saturday Evening Post, commença à le feuilleter et y fit une trouvaille. Un billet d’un dollar était scotché à chaque page.
C’est Norris Varney qui découvrit à quel point Larry avait été bien inspiré de passer par la porte de derrière. L’arme du crime était attachée à une chaise, le canon dirigé vers la porte d’entrée, à hauteur de poitrine. Le fusil était armé et une cordelette nouée à la détente le reliait au bouton de la porte.
(« Le fusil était chargé, ajoutait Audrey à ce point du récit. Une petite traction, et Larry McLeod était expédié directement au ciel. »)
Il y avait d’autres pièges, moins dangereux. C’était miracle si personne n’avait été assommé par le paquet de journaux pesant bien quarante livres posé en équilibre sur la porte de la salle à manger, ou ne s’était brisé la cheville en passant le pied dans la contremarche qui avait été dévissée, dans l’escalier menant au premier. Il fut bientôt clair pour tout le monde qu’Hubie n’était pas seulement faible d’esprit, mais qu’il était fou à lier.
Ils le trouvèrent dans la chambre à coucher, au bout du couloir au premier, pendu à une poutre.
(Susan et ses amies prenaient plaisir dans leur enfance à se faire frémir avec les détails qu’elles avaient glanés auprès de leurs aînées ; il y avait, chez Amy Rawcliffe, une salle de jeux dans une cabane en rondins au fond de la cour, et elles s’enfermaient dans le noir pour parler de Marsten House, qui avait pris officiellement ce nom avant même que Hitler eût envahi la Pologne, en enjolivant les récits qu’elles tenaient des grandes de mille fioritures, plus terrifiantes les unes que les autres. Même maintenant, dix-huit ans plus tard, Susan se rendait compte que la simple évocation de Marsten House agissait sur elle comme un charme maléfique, et elle se retrouvait petite fille, toute tremblante, tenant les mains de ses amies et écoutant la voix claire d’Amy qui disait d’un ton pénétré : « Sa figure était tout enflée, sa langue était devenue noire et elle lui était sortie de la bouche, et il y avait des mouches qui couraient dessus. J’ai entendu ma maman le raconter à Mrs. Werts. »)
— ... sinistre.
— Quoi ? Excusez-moi.
Elle eut une espèce de sursaut en se retrouvant dans le moment présent. Ben quittait l’autoroute et s’engageait sur la rampe de sortie en direction de Salem.
— J’ai dit : c’était un endroit sinistre.
— Racontez-moi comment ça s’est passé quand vous y êtes entré.
Il eut un petit rire sans gaieté. Sous le faisceau bien réglé des phares, la petite route filait tout droit entre deux rangées de pins et de sapins. Il n’y avait pas d’autres voitures.
— Ça a commencé comme une histoire de gosses. Peut-être que ça n’a jamais été autre chose. Rappelez-vous, c’était en 1951 et il fallait bien que les gamins trouvent quelque chose pour se distraire puisqu’on n’avait pas encore inventé le truc de la colle qu’on respire dans des sacs en papier. Je jouais beaucoup avec les enfants du Bend. La plupart d’entre eux ne doivent plus être ici maintenant. Est-ce qu’on appelle encore le quartier sud de la ville le Bend ?
— Oui.
— Je faisais tout un tas de conneries avec Davie Barclay, Charles James - qu’on appelait Sonny - Harold Rauberson, Floyd Tibbits.
— Floyd ? dit-elle, stupéfaite.
— Oui, vous le connaissez ?
— Je suis sortie avec lui, avoua-t-elle. (Et, craignant que sa voix n’ait pas eu un ton tout à fait naturel, elle enchaîna :) Sonny James est encore ici. C’est lui qui tient le garage de Jointner Avenue. Harold Rauberson est mort. D’une leucémie.
— Ils étaient tous plus vieux que moi d’un an ou deux. Ils avaient formé une société secrète. Très fermée. Pour devenir un Pirate Sanglant - c’était le nom de leur club - il fallait avoir à son actif trois actions d’éclat. (Ben essayait de prendre un ton léger, mais il ne pouvait empêcher sa voix de vibrer.) J’étais obstiné. Je désirais une chose au monde, être un Pirate Sanglant, il fallait que j’y arrive et au plus tard cet été-là. Ils cédèrent finalement et me dirent que je serais des leurs si je me soumettais à l’initiation. On monta tous jusqu’à Marsten House et c’est Davie qui décida de l’épreuve. Je devais entrer dans la maison et en ressortir avec un objet qui serait mon butin.
Ben eut un petit rire, mais sa bouche était devenue sèche.
— Comment ça s’est passé ?
— Je suis entré par une fenêtre. Douze ans avaient passé depuis le drame, mais la maison était encore un vrai capharnaum. Les journaux n’étaient plus là, on avait dû venir les prendre pendant la guerre, sinon tout était resté. Il y avait une table dans la pièce du devant avec, dessus, une de ces petites boules de verre – vous voyez ce que je veux dire ? Avec une petite maison dedans et, quand on secoue la boule, la neige tombe. Je l’ai mise dans ma poche, mais je ne suis pas reparti tout de suite. Je voulais vraiment faire mes preuves. Alors je suis monté jusqu’à la chambre où il s’était pendu.
— Oh ! mon Dieu ! dit-elle.
— Vous voulez bien me prendre mon paquet de cigarettes dans la boîte à gants ? J’essaie de ne plus fumer, mais j’ai vraiment besoin d’en griller une pour vous raconter ça. (Elle lui en tendit une et il appuya sur l’allume-cigare.) La maison empestait. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point. Une odeur de moisissure, de pourriture et de beurre rance. L’odeur aussi de toutes les bêtes - rats ou marmottes, je ne sais pas - qui avaient fait leurs trous dans les murs ou avaient hiberné dans la cave. Une odeur moite et... jaune. J’ai grimpé l’escalier en tremblant. Je n’avais que neuf ans à l’époque et je crevais de frousse. La maison craquait. C’était comme si elle se tassait autour de moi. J’entendais des galopades dans les murs et j’étais presque sûr que quelqu’un marchait derrière moi. Je ne voulais pas me retourner de peur de voir Hubie Marsten s’avancer à pas traînants, sa corde à la main et la figure toute noire.
Ben s’était mis à serrer très fort le volant. Sa voix avait perdu toute légèreté. L’intensité avec laquelle il vivait ce souvenir effraya un peu Susan. Le visage de Ben, éclairé par le tableau de bord, était creusé comme celui de quelqu’un qui traverse un pays détesté qu’il ne se résout pas à quitter.
— Arrivé en haut des marches, j’ai rassemblé tout mon courage et j’ai foncé tête baissée dans le couloir. Mon idée était de me précipiter dans la chambre, d’y attraper quelque chose et ensuite de filer à toutes jambes. La porte au bout du corridor était fermée. Je la voyais de plus en plus proche, je voyais que les gonds s’étaient affaissés et qu’elle reposait sur le chambranle. Je voyais le bouton de porte en cuivre un peu terni par le frottement des mains. Quand je l’ai tourné et que j’ai tiré la porte, elle a gémi comme une femme en couches. Si j’avais été dans mon état habituelle crois que j’aurais tourné les talons et que j’aurais pris mes jambes à mon cou pour sortir de là. Mais ce jour-là j’étais gonflé à bloc, j’ai attrapé le bouton à deux mains et je l’ai tiré de toutes mes forces. La porte s’est ouverte. Et Hubie était là, pendu à une poutre, son corps éclairé par le jour qui venait de la fenêtre.
— Oh! Ben, ne me..., murmura-t-elle nerveusement.
— Non, je vous dis la chose comme elle était, insista-t-il. Ou tout au moins comme je l’ai vue à l’âge de neuf ans et comme je m’en souviens, vingt-quatre ans après. Hubie était là, pendu, et sa figure n’était pas noire. Elle était verte. Les yeux étaient fermés et sortis des orbites. Les mains étaient livides..., spectrales. Et, tout d’un coup, il a ouvert les yeux. (Ben tira une longue bouffée de sa cigarette, baissa la vitre et jeta le mégot dans la nuit noire.) J’ai poussé un cri qu’on a dû entendre à trois kilomètres à la ronde. Et puis je suisparti en courant. J’ai dévalé la moitié des marches, je me suis relevé, j’ai passé la porte d’entrée comme une bombe et j’ai descendu le chemin à toutes jambes. Les gosses m’attendaient à quelques centaines de mètres de la maison. C’est en les rejoignant que j’ai remarqué que j’avais toujours dans la main le presse-papiers de verre. Ce presse-papiers, je l’ai toujours.
— Vous ne pensez pas vraiment avoir vu Hubert Marsten, n’est-ce pas, Ben ?
Elle ressentait un certain soulagement à apercevoir au bout de la route les feux clignotants du centre-ville.
Après un long silence, il répondit :
— Je ne sais pas. (Il le dit à regret, avec difficulté. Il eût visiblement préféré dire non et qu’on n’en parlât plus.) Il est probable que tout ça m’avait tellement travaillé que j’ai eu une hallucination. D’autre part, il y a peut-être quelque chose de vrai dans l’idée que les maisons absorbent en quelque sorte les émotions qui y sont vécues et les retiennent comme... une charge, un potentiel qui ne s’activerait que sous l’intervention d’un catalyseur qui pourrait être, par exemple, un enfant imaginatif. Je ne veux pas parler de fantômes. Je veux parler d’une sorte de télévision psychique à trois dimensions. Ça pourrait même donner quelque chose de vivant. Générer une sorte de monstre, si vous voulez.
Elle prit une des cigarettes de Ben et l’alluma.
— Ce que je peux dire, c’est que j’ai dormi avec la lumière dans ma chambre pendant des semaines après ce jour-là, que j’ai rêvé je ne sais combien de fois que j’ouvrais cette porte. Chaque fois que je suis un peu tendu, le rêve revient.
— C’est terrible.
— Non, ce n’est pas terrible, dit-il. Pas tellement en tout cas. Nous avons tous nos mauvais rêves.
Il désigna du doigt les maisons endormies et silencieuses qui bordaient Jointner Avenue.
— Quelquefois je me demande comment les murs de ces maisons n’explosent pas sous la pression des choses atroces qui arrivent dans les rêves. (Il fit une pause.) Voulez-vous venir vous asseoir un moment sous l’auvent de chez Eva ? Je ne peux pas vous dire d’entrer - vous connaissez les règles de la maison - mais j’ai mis quelques Coca-Cola à rafraîchir et j’ai un peu de rhum dans ma chambre, ça nous fera dormir cette nuit.
— Oui, volontiers.
Ben obliqua sur Railroad Street, coupa les phares et pénétra dans le petit parking de la pension de famille.
La terrasse couverte, derrière la maison, était peinte en blanc avec des filets rouges, et trois fauteuils à bascule en osier étaient alignés face à la Royal River. La vue ce soir-là était féerique. De l’autre côté de l’eau, un groupe d’arbres se détachait sur une lune déjà presque pleine, une lune de fin d’été qui transformait la rivière en un chemin d’argent. Un silence absolu régnait sur la ville et Susan percevait le léger clapotis de l’eau s’écoulant dans des vannes de l’écluse.
— Installez-vous. Je reviens.
Il entra dans la maison, en retenant la porte moustiquaire pour qu’elle ne claque pas derrière lui. Susan s’installa dans l’un des fauteuils.
Elle appréciait Ben en dépit de son étrangeté. Elle ne croyait pas au coup de foudre, à l’amour dès le premier regard, mais plutôt, plus simplement, à l’irruption soudaine du désir (que l’on nommait pudiquement béguin ou coup de cœur). Et pourtant, Ben n’était pas à proprement parler un canon de beauté. Il n’avait pas ce physique à vous faire vous relever la nuit pour vous épancher sur sa personne dans votre journal intime. Il était trop mince pour sa taille, presque maigre, et trop pâle. Son visage était fermé, il avait presque l’air d’un rat de bibliothèque... et ses yeux laissaient rarement transparaître ses pensées. Et il fallait ajouter au tableau cette masse de cheveux noirs et drus qu’on aurait dits coiffés avec les doigts plutôt qu’avec un peigne ! Et il y avait ce qu’il venait de lui raconter..
Ni La Fille de Conway, ni Un air de danse ne laissaient présager une tournure d’esprit aussi morbide. Le premier racontait l’histoire d’une fille de pasteur qui s’enfuyait de chez elle, devenait hippy et partait en stop pour une longue errance à travers le pays. Le second relatait les efforts d’un forçat évadé du nom de Frank Buzzey pour se faire une nouvelle vie en s’installant comme mécanicien automobile dans un autre État et ceux de la police pour lui remettre la main au collet. Ces deux romans étaient pleins de vitalité et d’optimisme et l’ombre d’Hubie Marsten au bout de sa corde, reflétée dans les yeux d’un enfant de neuf ans, ne semblait pas les avoir obscurcis le moins du monde.
Comme entraîné irrésistiblement par cette pensée, le regard de Susan se détacha de la rivière pour se diriger vers le coin gauche de l’auvent, là où le ciel étoile disparaissait derrière la colline surplombant la ville.
— Voilà, dit-il. J’espère qu’ils sont bien frais.
— Regardez Marsten House, dit-elle.
Il leva la tête. Il y avait une lumière là-haut.
7
Ils avaient terminé leurs verres. Il était minuit passé et la lune était presque hors de vue. Ils venaient de parler de choses et d’autres quand, après un silence, elle dit :
— Je vous aime beaucoup, Ben. Beaucoup.
— Moi aussi. Et je n’en reviens pas... Enfin, non, ce n’est pas ça que je veux dire ! Vous vous souvenez de cette plaisanterie stupide que j’ai lancée dans le parc ? Sur les coïncidences ? C’est ça qui me surprend, ce hasard miraculeux...
— J’aimerais bien qu’on continue à se voir, si vous en avez envie, vous aussi.
— J’en ai envie.
— Mais n’allez pas trop vite. Je vous rappelle que je suis une petite provinciale.
Il sourit.
— On se croirait dans un film. Dans un bon film. Est-ce que maintenant il est prévu que je dois vous embrasser ?
— Oui, dit-elle avec sérieux. Je pense que c’est ce qui vient ensuite.
Le fauteuil de Ben était tout contre celui de Susan. Il continua à se balancer, se pencha vers elle et pressa sa bouche contre la sienne, sans essayer d’y enfoncer sa langue et sans faire le moindre geste pour la caresser. Ses lèvres étaient fermes ; Susan sentit la pression de ses dents et, en même temps, très légèrement, comme un parfum et une saveur mêlés de tabac et de rhum.
Elle se mit aussi à se balancer et leur baiser en prit une dimension nouvelle. Tantôt léger et tantôt appuyé, tantôt très doux et tantôt très fort. Elle pensa : « Il est en train de me goûter et de m’éprouver à la fois. » Cette pensée éveilla en elle une secrète excitation et elle détacha ses lèvres des siennes. Elle avait à cœur de lui montrer qu’elle savait rester maîtresse d’elle-même.
— Dieu, que c’était bon ! dit-il.
— Est-ce que vous viendriez dîner à la maison demain soir ? demanda-t-elle. Mes parents seraient très heureux de vous connaître, je crois.
Dans la douceur et la joie de ce moment, elle se sentait prête à offrir ce geste de conciliation à sa mère.
— Cuisine familiale ?
— La plus familiale qui soit.
— Je serai ravi. Depuis que je suis ici, je me nourris de surgelés.
— Six heures. On dîne tôt dans nos petits trous de campagne.
— Parfait. Dites-moi, à propos de famille, il serait peut-être temps que je vous ramène chez vous. Venez.
Ils restèrent silencieux pendant une partie du trajet, jusqu’à ce que Susan aperçoive, au bout de sa rue, une lueur falote : la lampe de jardin que sa mère laissait allumée quand elle sortait le soir. La jeune femme tourna alors la tête vers les fenêtres éclairées de Marsten House au loin.
— Je me demande qui peut bien être là-haut ce soir, articula Susan.
— Le nouveau propriétaire, probablement, répondit Ben d’un ton volontairement léger.
— Ça ne ressemble pas à de la lumière électrique, reprit-elle d’une voix songeuse. Trop jaune, trop fluctuante. Une lampe à pétrole, peut-être.
— Ils n’ont probablement pas pu se faire mettre encore le courant.
— Sans doute. C’est pourtant pas sorcier. Il suffit d’un coup de fil pour être raccordé. Pourquoi n’ont-ils pas appelé avant d’emménager ?
Il ne répondit pas. Ils étaient arrivés devant chez elle.
— Ben, dit-elle tout d’un coup. Est-ce que votre nouveau livre est sur Marsten House ?
Il rit et lui embrassa le bout du nez.
— Il est tard.
Elle lui sourit.
— Je ne veux pas fourrer mon nez dans ce qui ne me regarde pas.
— Vous avez très bien fait de le demander. Je vous le dirai peut-être une autre fois..., en plein jour.
— D’accord.
— Bon, vous feriez bien d’y aller, mam’zelle. Six heures demain ?
Elle regarda sa montre.
— Six heures aujourd’hui.
— Bonne nuit, Susan.
— Bonne nuit, Ben.
Elle sortit de la voiture et monta en courant l’allée qui menait à la petite porte latérale, puis elle se retourna pour lui faire un geste d’adieu tandis qu’il s’éloignait.
Avant de rentrer, elle ajouta de la crème fraîche sur la commande du laitier. « Avec des pommes de terre au four, ça donnera un peu de classe au dîner », pensa-t-elle.
Elle resta une minute encore à regarder Marsten House, puis regagna sa chambre.
8
Dans sa petite chambre, Ben se déshabilla dans l’obscurité et se mit au lit tout nu. Susan était une gentille fille, la première qu’il rencontrait depuis la mort de Miranda. Pourvu qu’il ne cherche pas à faire d’elle le double de Miranda. Ce serait trop douloureux pour lui, et vraiment injuste envers Susan.
Il ferma les yeux et laissa ses pensées divaguer. Un peu avant que le sommeil ne l’emporte, il se redressa sur un coude, et regarda, derrière la machine à écrire et le petit tas de feuilles dactylographiées, la fenêtre qui découpait un rectangle de nuit. Il avait choisi de s’installer dans cette chambre-ci, après en avoir visité plusieurs à la pension de famille, parce que la vue donnait sur Marsten House.
Les lumières, là-haut, étaient encore allumées.
Cette nuit-là, il fit de nouveau ce vieux cauchemar... C’était la première fois depuis son arrivée à Salem. Jamais il n’avait été aussi vif, aussi puissant, hormis peut-être dans les jours qui avaient suivi la mort de Miranda. Il courait dans ce couloir, ouvrait la porte du fond qui se mettait à grincer sur ses gonds, et le pendu, dansant au bout de sa corde, soulevait ses paupières hideuses et bouffies et le regardait. Terrifié, il se retournait pour s’enfuir, empêtré, englué dans la trame poisseuse des rêves...
... mais il ne pouvait sortir ; la porte était fermée à clé.